15 janvier 2018

Il y a 18 ans déjà, en Autriche, le parti conservateur (ÖVP), sous la direction de Wolfgang Schüssel, a formé une première coalition de gouvernement avec l’extrême droite (FPÖ) de Jörg Haider. Vu le programme du FPÖ, un parti fondé par d’anciens SS, les autres gouvernements européens réduisirent au maximum leurs contacts avec l’Autriche tandis que de puissantes manifestations avaient lieu à Vienne et dans d’autre villes d’Europe, notamment à Paris, pour protester contre cette ignominie. La coalition s’étant brisée deux ans plus tard après la démission de trois membres du FPÖ, tout sembla rentrer dans l’ordre et la routine s’installa à nouveau.


Mais voici que, 15 ans plus tard, tout recommence avec la coalition gouvernementale formée par le conservateur Sebastian Kurz (ÖVP) et l’ex-néonazi Heinz Christian Strache (FPÖ), signée le 18 décembre 2017. Mais, d’une façon qui ne laisse pas de surprendre, le retour du FPÖ au gouvernement de l’Autriche n’a ému ni les chefs de gouvernements, ni la Commission européenne. Peu de monde a protesté. Il est vrai que la « maladie nazie » de l’Autriche est lassante et que le pays n’a pas grand intérêt politique.

Pourtant, affirmait Lacan, « la répétition demande du nouveau », un aphorisme à méditer dans la situation actuelle. En effet, qu’est-ce qui ne passe pas dans l’histoire autrichienne depuis l’Anschluss, pour faire ainsi turbiner cette compulsion de répétition, que Freud n’hésitait pas à qualifier de démoniaque ? Un grand vide : l’absence de l’acte politique qui aurait confronté les Autrichiens avec ce qu’ils ont fait entre 1938 et 1945. À la différence du laborieux travail de mémoire en Allemagne, cette confrontation a, on le sait, été évitée en Autriche grâce à un tour de passe passe : l’invasion de leur pays par Hitler prouverait qu’ils ont été les victimes et non pas les complices voire même les agents de nombreux crimes ! Or, l’Autriche de 1938 n’est plus celle de 1930 où Freud écrivait son Malaise dans la civilisation en rentrant de Berlin où il avait assisté à des pogroms, ni même celle de 1933 où Karl Kraus achevait sa Troisième Nuit de Walpurgis, une critique de l’hitlérisme. Les milliers d’hitlériens enthousiastes qui saluaient leur Führer sur la Heldenplatz (Place des héros) à Vienne en 1938, ont transformé leur patrie en une simple province (Gau) du Troisième Reich. Et leur pays ne s’est jamais remis de cette transformation, surtout quand les Autrichiens ont déclaré n’être pour rien dans ce qui s’était passé pendant l’ère nazie.

Après la guerre, les quatre puissances occupantes (la France, le Royaume Uni, les États Unis et l’Union Soviétique) ont fermé les yeux face à cette mauvaise fiction : n’avaient-elles pas besoin d’un pays neutre et tranquille, situé entre les deux blocs de la guerre froide, et qui serait la plaque tournante de leurs échanges ? Cette innocence arrangeait aussi les dirigeants des deux grands partis du pays, les conservateurs et les socialistes. Ils savaient bien que l’Autriche était encore pleine d’anciens nazis qui allaient voter. D’où la carence de tout enseignement sérieux de l’histoire récente pendant l’après-guerre ainsi que de toute politique ferme de dénazification. Malgré les efforts des historiens autrichiens, leur production n’est en rien comparable à celle diffusée en Allemagne depuis les années 1980, destinée au grand public. Pas un grand roman, écrit en Autriche dans les années 50 ou 60 qui aurait traité cette période sombre et ses conséquences ! Les œuvres du très doué Heimito von Doderer, lui-même un sympathisant du Führer, sont situées dans l’entre-deux-guerres ou avant. La prospérité due à la reconstruction d’après-guerre n’a pas éteint l’idéologie brune qui agite encore la génération actuellement au pouvoir avec des slogans aussi abjects que celui-ci : « Sang viennois, trop d’étrangers, ce n’est pas bon », « Sang viennois », le titre d’une célèbre valse de Johann Strauss, est ici détourné. Dans une visée raciste, cette locution fait référence au sempiternel reproche des provinciaux réactionnaires à Vienne comme melting pot de différentes populations. Le sang des Viennois serait donc impur du point de vue d’un ressortissant attaché à ses origines supposées germaniques. Or, qui a composé cet aphorisme ? Herbert Kickl, né en 1968 en Carinthie, le pays du défunt Jörg Haider. Et Kickl vient d’être nommé ministre de l’intérieur du gouvernement de M. Sebastian Kurz. Comme chef de la police, il s’occupera sans doute de la pureté du pays.

En 2000 la situation était simple. La faute morale et politique du chancelier Schüssel et la fermeté de l’Europe amenèrent, deux ans plus tard, à l’effondrement du gouvernement noir-brun. Mais 15 ans ont passé depuis, avec une décennie de crise économique et la mise sur les routes de millions de personnes chassées de leur pays par la guerre et la faim. Les démagogues de l’extrême droite autrichienne prétendent cependant posséder des solutions faciles : il suffirait de vider le pays de ses étrangers ! Le mensonge sur leur passé coupable et le refus des Autrichiens de regarder en face leur histoire a fourni le combustible pour une nouvelle répétition et engendré de nouveaux mensonges. Alexander Van der Bellen, le président de la République, aurait eu la possibilité de retarder, au moins par ses objections, la nomination des deux ministres de l’intérieur et de la défense, choisis dans le parti d’extrême droite. Ne contrôleront-ils pas désormais les services secrets et l’armée ? Jean-Claude Junker n’a pas été plus courageux quand il a déclaré que presque la totalité du programme de Kurz et Strache lui convenait. Les chefs d’État européens se taisent. À l’exception de l’Italie qui a trouvé à redire à la proposition autrichienne d’offrir un passeport aux habitants du Trentino-Alto Adige. Pourquoi ne pas en proposer un, de même, aux sympathisants hongrois de Victor Orban pour restaurer la Kakanie ?

Tout cela serait distrayant si Kurz et Strache, ces frères à l’ambition un peu courte, ne cadraient pas si bien avec ce qui semble s’installer désormais à l’est de Vienne. Ce qui arrive inquiète même M. Junker. N’avait-il pas averti Kurz contre la tentation d’aller intriguer auprès du groupe de Wisegrad, cette alliance de la Hongrie, de la République Tchèque, de la Slovaquie et de la Pologne faite contre l’Europe sur le dos des immigrés ?

Ne voulant pas être en reste, Strache jure, la main sur le cœur, sa loyauté à l’Europe, tout en louchant plus loin, en direction de Poutine qu’il veut débarrasser des sanctions décidées par les Occidentaux en réponse à sa politique contre les Ukrainiens. Depuis Hitler, le double langage et le cynisme sont des instruments éprouvés des fascistes arrivant au pouvoir.

Le nouveau demandé, selon Lacan, par la répétition réside dans le changement radical de la situation politique en 2017 : les vraies démocraties se font rares et les systèmes politiques autoritaires se multiplient.  À la différence de l’année 2000, les fascistes du FPÖ ne sont plus du tout isolés car ils ont des alliés potentiels en Europe centrale. Jaroslaw Kaczynski, en Pologne, imite les méthodes de Wladimir Poutine pour transformer son pays en un état policier. Victor Orban et ses homologues de la République tchèque et de la Slovaquie livrent à Strache d’excellents arguments et alibis pour son obsession, comparable à celle de Trump : « D’abord l’Autriche ! » Pour éloigner les réfugiés, il faudra commencer par humilier et maltraiter ceux qui sont déjà là. Et rien ne garantit que Kurz gardera son vice-Chancelier sous son contrôle.

Si l’Autriche avait assumé son passé au XXème siècle, elle se serait engagée dans une autre voie et aurait au moins respecté l’humanisme d’Angela Merkel. Aujourd’hui, les Autrichiens rechignent à appliquer les quotas modestes de l’immigration demandés par l’EU. Ils veulent au contraire  retirer leur passeport et leur argent aux migrants dès leur arrivée et ont réduit leur allocation au tiers du minimum social accordés aux Autrichiens pauvres.

L’agitation vis-à-vis de l’Italie et la politique raciste anti-immigrés des nouveaux maîtres à Vienne indiquent assez qu'ils se sentent pousser des ailes dans la visée d’autres démonstrations de force à venir. Il est grand temps que les Européens se réveillent pour prévenir d’autres action du nationalisme autrichien, prévisibles au regard du passé.

Franz Kaltenbeck
Psychanalyste

Tribune publiée dans Le Monde, 15 janvier 2018

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