Juillet 2001
Le trauma ne se traite jamais en direct mais toujours dans l’après-coup. Il n’est accessible que dans ce qui s’en écrit dans le symptôme. Les concepts psychanalytiques ont parfois des histoires et des effets politiques, surtout quand ils ont été formés après un événement traumatisant. L’idéal du moi est un tel concept. Freud l’a mis en place dans son article L ’introduction du narcissisme (1914) où il règle son compte à Jung. Un an plus tôt commencent les circulaires du «Comité secret» dont le premier tome a été publié l’année dernière en allemand.
L’idéal du moi jète son ombre sur ce groupe. Freud prône son unité à tout prix, Ferenczi invite ses amis d’abdiquer leurs pensées. En matière de doctrine, seuls les textes de Freud comptent.
L’unité n’a pas duré, les fausses lectures de son œuvre avaient déjà cours. L’obéissance n’empêchait pas le conflit grave avec Rank.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’idéal du moi n’est pas un concept pur. Certes, il donne au sujet son repère dans l’Autre mais il opère aussi le refoulement. Il est à la fois particulier à un sujet et universel quant à la loi. Ce n’est pas un hasard que Freud l’utilise dans Le moi et le ça à certains endroits comme synonyme du surmoi.
Lacan retrace dans ses Écrits une genèse troublante de l’idéal du moi comme résultat d’une erreur du sujet quant à la Chose et il critique l’emploi de l ’idéal dans l’identification du groupe.
Cette critique peut être étendue. Ainsi je distinguerai deux modes de réagir à un trauma politique : Par le lien mensonger, par la surenchère autoritaire, d’une part ; c’est la voie que je qualifierais de fasciste.
Mais il y a aussi la voie du symptôme qui transforme l’Autre à partir de la pulsion, et c’est l’art avec un impact politique.
TRAUMA POLITIQUE ET REFLEXIVITE DE L’OBJET
Par la pensée analysante, le sujet essaie de répondre aux apories qu’il a rencontrées au cours de sa vie et dans son analyse. Cette pensée me parait d’autant plus nécessaire que l’inconscient ne peut chiffrer toutes les satisfactions paradoxales de la pulsion. L’analyse ramène le sujet face à ses impasses.
Il me semble que Freud, qui se voulait plutôt distant avec ses patients, a force une rencontre extrêmement douloureuse entre ce que j’appellerais un peu vite, le réel politique et le groupe de ses élèves auxquels il a décide de confier son Internationale pour la perpétuer. Il ne fait plus aucun doute aujourd’hui qu ’il a réussi cette opération, même si elle fut lourde de pertes. A un moment très dur de sa vie, E. Jones, l’instigateur du Comité secret écrit a Freud : «La politique et les personnalités du travail psychanalytique ont engendré plus de peine que de plaisir ces dernières années, et quoi d’autre ?». Apres une lecture attentive du livre de Phyllis Grosskurth, Freud l’anneau secret, je suis arrivé à cette conclusion : Ce qui est arrivé au «cercle intérieur» autour de Freud était une expérience nécessaire, un (psycho-) drame et un laboratoire du collectif analytique, indispensables à l’implantation solide de l’IPA dans le monde.
En même temps, je vous fais observer qu’une école qui se prétend lacanienne, malgré ses déclarations unitaristes et son volontarisme conquérant, n’a toujours pas atteint un but comparable - une installation solide à une échelle mondiale. Elle dit «unité» mais produit plutôt scission sur scission. Et au lieu d’un grand drame, elle n’engendre que des scènes mesquines.
Aussi, cette école qui se réclame de Lacan, refuse-t-elle à ce séminaire d ’ être annonce dans son Courrier. On lit dans ce Courrier toutes sortes d’annonces et de noms. Les nôtres y sont censures. Le droit associatif couvre-t-il une telle censure ? C’est à voir. Pour l’instant, je vous fais simplement remarquer que cette censure prouve la fragilité de l’école qui se veut «une». J’ai déjà fait observer, à un autre endroit, que son chef ne craignait rien tant que la concurrence.
Fragilité politique et intellectuelle. Cette dernière faiblesse s’avoue par exemple dans l’idée, énoncée il y a quelques temps par celui qui se fait appeler «le délégué général», que les membres de son organisation se trouveraient tous face a un réel qui les rendrait malheureux. On a même pu lire qu’ils étaient tous pareils face à la jouissance. Idée fausse, censée créer un lien égalitaire sur un navire chavirant.
Soit un réel qui, en principe, devrait être le même pour tout le monde, un réel sans faille - celui des mathématiques. Qu’est ce qu’un mathématicien comme Alain Connes nous apprend sur ce réel là ? Il s’oppose d’abord à la conception des mathématiques comme langage. (C’est a dire au point de vue formaliste.) Pour le mathématicien, il y a deux sources de l’intuition immédiate et de l’évidence expérimentale : l’espace qui nous entoure et les nombres naturels. Sur cette base sont nées la géométrie et la théorie des nombres. Les accomplissements essentiels du mathématicien ne consistent pas dans les calculs mais dans le développement de concepts sous la forme de constructions axiomatiques, par exemple les concepts fondamentaux de l’arithmétique. Ce sont ces concepts qui amènent à la résolution des problèmes et témoignent du progrès de la science. Ce sont également ces concepts qui permettent de saisir et de structurer le réel mathématique dont les objets ne se laissent pourtant pas «localiser» dans l’espace ni dans le temps. Le mathématicien a donc affaire à un réel «brut», et il s’agit pour lui de saisir et de structurer ce réel. Il peut, par exemple, saisir un nombre infini d’objets grâce à la pure pensée. Or, il n’existe pas de recette pour le choix du concept juste, et c’est dans ce manque qu’Alain Connes situe le vrai lieu de la créativité mathématique». Notre mathématicien distingue deux méthodes : Je cherche par exemple mon nom dans la liste de 1000 noms.
Je lis tous les noms pour trouver le mien. C’est la méthode inductive. Ou j’élimine d’abord tous les noms qui ne commencent pas par la même lettre que le mien, ensuite j’exclue toutes les fausses deuxièmes lettres, et ainsi de suite. C’est la méthode projective. Alain Connes nous livre une interprétation du théorème de Godel qui devrait intéresser les psychanalystes : «Le réel mathématique brut ne se laisse pas ordonner comme un tout par la méthode projective, il est par sa nature infini et se soustrait a toute tentative de la réduction complète a un langage formel.»
La mathématique n’est pas une science que l’on peut trouver toute, affirme le chercheur, en citant Humboldt. Cette interprétation du théorème de l’ incomplétude évoque le pas-tout de Lacan, dont Geneviève dit dans son livre qu’il ne forme aucun système, seulement «une suite de points d’ impossibilités et de paradoxes». Evidemment, Alain Connes se précipite pour fermer la béante ouverte par Godel. Le réel mathématique, indépendant de l’être humain, nous force à admettre une évolution des théories mathématiques comparable a l’évolution biologique avec leur compétition, sélection, et leur intégration dans le canon culturel des mathématiques. C’est son interprétation «positive» du célèbre théorème. Quoiqu’il en soit, le chercheur nous a livré le paradigme d’un réel objectif qui n’est certainement pas accessible a tout le monde de la même façon. Mais peut-être le maître de la dite Ecole (de la Cause Freudienne) veut-il simplement faire lien entre ses membres a partir de l’horreur du réel ? On a déjà vu de tels systèmes de défense dans la psychanalyse - par exemple le courant d’Anna Freud quand celle-ci a joue la pédagogie contre l’exploration de l’inconscient infantile soutenue par sa rivale, M. Klein.
*
Telle que Phyllis Grosskurth le raconte, l’epos du Comité secret n’est pas seulement émouvante mais aussi surprenante. Personne, sauf peut-être le silencieux Hanns Sachs, n’en est sorti indemne, et je suis sur qu’aucun de ses cinq membres d’origine n’avait prévu ce qui l’attendait durant les quatorze années d’existence du Comité ( entre 1913 et 1927 ) comme cercle ferme et secret. Mais les déchirements entre les cinq hommes (Eitingon succéda en 1926 a Abraham) resteraient anecdotiques s’ils ne s’étaient accompagnés de sérieuses mises en cause théoriques. Hormis Eitingon, les paladins étaient aussi de grands auteurs. Malgré leurs permanentes professions de foi et d’obéissance, aucun de ces auteurs n’est vraiment reste fidèle a Freud. Lacan parle de leurs «abandons répétés», ou Freud avait mesure «l’inadéquation mentale et morale de ses premiers adeptes».
Mais pour rajouter immédiatement : «Esprits et caractères dont il n’est que trop clair qu’ils dépassaient de loin les meilleurs comme la foule de ceux qui, depuis, se sont répandus a travers le monde avec sa doctrine.»
Rappelons brièvement quelques dates de l’histoire du Comité. A partir de 1911, la relation entre Freud et Jung commence à se gâter. Leur conflit a une dimension scientifique et une dimension politique. Jung n’adhéra jamais vraiment a la théorie de la libido (sexuelle). Phyllis Grosskurth va jusqu’a dire qu’il a envoyé les Mémoires de Schreber a Freud en 1910 pour convaincre celui-ci de l’origine toxique des psychoses, voulant ainsi provoquer une confrontation entre eux. Je n’ai pas trouvé de passage de la Correspondance Freud-Jung qui corroborerait cette affirmation. Politiquement, Jung et les psychiatres du Burgholzli promettaient a Freud l’ouverture sur le monde. Il s’agit là d’un moment historique pour la politique de la transmission de la psychanalyse. Je considère la rencontre manquée entre Freud et Jung comme un trauma politique et fondateur. De plus, Freud investissait Jung comme son successeur. Au grand dam des Viennois, il le nomma président de l’IPA en 1910 au premier congres ( Nuremberg ) de sorte qu’il n’était pas évident de s’en débarrasser deux ans plus tard. C’est la même année, le 22 juillet 1912, qu’Ernest Jones proposa a Freud l’idée d’un Comité secret, élaborée à partir d’une proposition de Ferenczi. Ce n’est pas un hasard si le goy du groupe s’empara du vide laisse par Jung. «Son fantasme de pénétrer le cercle intime en créant le Comité n’était qu’illusion, car il serait a jamais un petit homme peu attrayant, avec sa face de furet implorant pressée contre la vitre.» ( Grosskurth, op.cit., p. 130.). Freud en est ravi et révendique même la propriété de l’idée attribuée a Ferenczi : «Ce qui a aussitôt captivé mon imagination, c’est votre idée d’un conseil secret composé des meilleurs et des plus méritants d’entre nous, afin de veiller au développement ultérieur de la psychanalyse et de défendre la cause contre les personnalités et les accidents quand je ne serai plus.»
En juin 1913, Jones se rend a Budapest pour se faire analyser par Ferenczi.
Freud écrit a celui-ci à propos de l’analyse de Jones : «Nourrissez la larve afin qu’elle puisse devenir une reine.» Sachant que l’analyste hongrois correspondait avec le maître de Vienne, Jones était inquiet de ce que le premier avait pu reveler a son sujet au second. Mais Freud analysait également les femmes de ses paladins. Elma Palos que Ferenczi allait épouser - pratiquement sur ordre de Freud alors qu’il aimait plutôt sa fille Gizella - ainsi que Loe Kahn, la première femme de Jones. Dans sa lettre du 8 décembre 1912 a Jones, Freud évoque même l’ «anesthésie sexuelle» de Loe. Ferenczi sera deux fois analysé par Freud (trois semaines en octobre 1914 et trois semaines en juin 1916 - toujours à raison de deux séances par jour). Ces analyses trouveront un épilogue dans le reproche, que Ferenczi adresse en 1930 à son maître, d’avoir négligé son transfert négatif. Freud reviendra sur ce reproche quatre ans après la mort de Ferenczi dans "Analyse avec fin et analyse sans fin" (1937), pour le réfuter. Rank profita de sa proximité avec Freud pour ne pas faire d’analyse. C’est seulement après son premier voyage en Amérique qu’il se soumit a quelques entretiens forcés avec Freud. Il est probable que sa psychose s’est déclenchée lorsqu’il a appris, en 1923, par Félix Deutsch, que Freud souffrait d’un cancer. Il aurait réagi à cette nouvelle par un fou rire en plein Comité, lorsque ses collègues discutaient la maladie de Freud. Seul Abraham ne semble pas avoir fait d’analyse. Il faut aussi noter que Freud, mais également les paladins entre eux, réglaient souvent leurs querelles et leurs discussions en termes analytiques, voire en s’interprétant mutuellement leurs comportements. Ainsi Freud affirmait-il en 1924 que Rank s’était enfui (aux Etats-Unis ) «parce qu’on pouvait présumer que Freud allait mourir.» Et à propos du parti pris de Jones pour M. Klein dans le débat de celle-ci avec A. Freud, le père d’Anna confie à Eitingon la pensée suivante : Jones a besoin de M. Klein parce que lui-même manque d’originalité et que «son application de mes idées est restée a un niveau d’écolier». Il écrit ensuite : «Je suis un morceau de son surmoi, qui est mécontent de son moi.» Jones n’était pas non plus avare d’interprétation de la psychose de Rank, par exemple quand il signalait la Vaterablehnung ( le rejet du père) de celui-ci et de son évitement du complexe d’œdipe. Que Freud ait joué pour lui le rôle d’un surmoi se révèle aussi dans un passage d’une lettre adressée a Abraham - on est avant le congres de Salzbourg en avril 1924 et en pleine tension entre Abraham et Jones d’un coté ainsi que Ferenczi et Rank de l’autre : «Ce serait d’une étrange ironie, que nous perdions une part de l’intime amitié du Professeur a cause d’une trop grande loyauté envers son œuvre, mais cela pourrait bien se produire.» Ce passage témoigne du choix aliénant devant lequel Jones était mis : rester fidèle à l’œuvre signifierait perdre l’ amitié du Professeur; accepter les déviations de Ferenczi et Rank impliquerait une trahison de l’œuvre de celui-ci.
Dans une célèbre circulaire envoyée par Ferenczi le 1er décembre 1919, celui-ci définit ainsi le but du Comité ainsi : «Le but du Comité n’est pas mince. Il s’agit de conserver et de transmettre aux générations suivantes les grandes idées et le savoir de Freud au travers de tous les dangers qui les menacent de l’extérieur comme de l’intérieur.» Ces idées doivent être gardées aussi inaltérées que possible. Nous avons affaire aux productions d’un esprit dont on ne peut même pas encore estimer la signification. Tout ce qu’il nous a dit et qu’il nous dira encore doit être gardé (gehegt) avec une sorte de dogmatisme, même les choses qu’on aimerait peut-être exprimer d’une autre façon. Combien de fois ai-je du me rendre compte après-coup que l’ explication donnée par lui était après tout la plus profonde et la plus pertinente. La capacité de renoncer a une idée propre en faveur de l’idée centrale est donc une des conditions principales auxquelles est nouée l’ appartenance au Comité.» Ferenczi reconnaît à ses collègues une grande modestie qui distingue tout leur fonctionnement et qui les prédestiné à leur tache dans le Comité. A cote de cette condition fondamentale et indispensable - la modestie - Ferenczi dit a ses collègues qu’ils disposent de qualités qu’il admire et qui leur permettent d’utiliser la psychanalyse de façon profitable pour l’humanité et pour la société, «tandis que maint d ’entre nous s’épuise dans les taches scientifiques». Ces taches scientifiques semblent, dans l’esprit de Ferenczi, amener des divergences dans l’orientation de travail et dans la vision du monde. «Divergences qui ne sauront perturber notre travail collectif. Elles s’additionneront plutôt pour former une unité et cette unité ne sera que le faible reflet de cette universalité que nous possédons en Freud.»
Cette circulaire est d’autant plus pathétique que les querelles suspendues par la guerre allaient bientôt éclater. Par exemple les attaques d’Abraham contre Rank atteignent leur paroxysme lorsque Ferenczi et Rank publient, en 1924, leur livre « Objectifs du développement de la psychanalyse », dans lequel les auteurs présentent leur technique active. Mais le style autoritaire de Rank en tant que secrétaire de la Société Viennoise et directeur de la maison d’édition psychanalytique, était inacceptable pour l’analyste berlinois qui n’avait de cesse d’insister sur son autonomie politique. Freud dut calmer le jeu dans une circulaire de novembre 1922 ou il expliqua que les circulaires provenant de Vienne étaient bien rédigées par lui-même et par Rank. Il défendra d’ailleurs Rank jusqu’au bout, soit jusqu’à son départ définitif de Vienne, appréciant son originalité et sa force de travail. Mais après que Beate Rank fut revenue des Etats-Unis pour lui raconter les exploits de son mari au pays du dollar, Freud écrivit a Ferenczi : «De Rank on peut apprendre que d’être un salaud est encore ce qui rapporte le plus au monde». Mais en 1922, il essaya encore de rendre ses paladins a la raison : «Vous ne devriez pas me pousser dans le rôle du vieil Attinghans [ un personnage de Guillaume Tell ] dont les dernières paroles furent : «Soyez unis-unis-unis.»
Ce passage, de même que l’interprétation du surmoi de Jones, montrent qu’il s’agit la vraiment d ’interprétations. A propos de l’analyste du pays de Galles, Freud ne se vante pas d’être le surmoi de Jones mais plutôt d’avoir été incorporé par Jones pour être un morceau de son surmoi. Et, quand il s’adresse en novembre 1922 a son Comité, il ne lui donne pas l’injonction d’être uni. Il lie plutôt leur unité a sa mort.
Le Comité a été dissout une première fois le 10 avril 1924. Cette dissolution n’est pas le résultat des luttes entre les frères, de leurs querelles ou de leurs jalousies. Phyllis Grosskurth a raison de mettre la dissolution du Comité sur le compte de 3 livres : Le développement de la psychanalyse de Ferenczi et Rank, Le traumatisme de la naissance, de Rank et de Thalassa de Ferenczi. Tous les trois avaient reçu l’approbation de Freud. Il a même accepté la dédicace du livre de Rank : «Elle signifie aussi pour moi : ‘ Non omnis moriar ‘ (‘Je ne mourrai pas entièrement ‘)».
Dans "Le traumatisme de la naissance", Rank prend en effet des risques et bouscule les dogmes bien établis - par exemple quand il ramène l’angoisse de castration a celle de la naissance par l’organe génital féminin. La mémoire repose selon lui sur le refoulement originaire du traumatisme de la naissance. Et l’amour sexuel est, pour notre auteur, toujours incestueux : "la tentative grandiose d’un rétablissement partiel de la situation originelle entre mère et enfant". Le névrose échoue dans cette tentative de sexualité. Il ne se contente pas de la satisfaction partielle du retour a la mère, comme cela lui est accorde dans l’acte sexuel, il veut rentrer totalement dans la mère. Rank affirme l’existence de fantasmes du retour dans le corps maternel et de reproductions des positions intra-utérines du sujet. (Lorsque S. Beckett se souvint de son analyse avec Bion il produisit en effet un tel fantasme, sauf qu’il n ’a pas voulu retourner dans le corps de sa mère mais qu’il s’y sentait enferme). Les détracteurs de Rank diront qu ’il niait l’inconscient.. Freud reconnaît dans Inhibition, symptôme et angoisse (chap. X) que le processus de la naissance est «la première situation de danger et donc le modèle de la réaction d’angoisse». Mais il combat la thèse de Rank selon laquelle le névrose ne réussit jamais l’abréaction du traumatisme de la naissance. Pour Freud, Rank s’adonne a un cercle vicieux : La réaction à ce trauma est l’angoisse. Or, plus grande est l’angoisse plus l’abréaction devrait réussir. Et qui nierait que le névrose souffre d’angoisse ?
Le personnage le plus touchant - c’est le cas de le dire - du Comité est Ferenczi. Il ne nous émeut pas pour sa compassion pour ses patients et l’extension problématique de la technique qui s’en suit. Ce n’est pas non plus son amour filial pour Freud - amour déçu - qui nous affecte encore aujourd’hui, mais plutôt deux conséquences qu’il a su tirer de son transfert sur Freud. Ferenczi incarne d’une façon très politique - «ennuyeuse politique», disait Freud qui dut priver Ferenczi de la présidence pour ne pas contrarier Jones - un réel. Ce réel, n’ayant pas de place dans le symbolique de l’IPA, a dynamité le comité. Trois fois on lui a refusé la présidence de cette organisation. La dernière fois, Jones qui est devenu président à sa place s’est encore arrangé pour l’humilier de façon posthume.
Il lui laisse présenter son texte «La confusion des langues entre adultes et enfants» au XIIe congrès international de Wiesbaden (1932). Ferenczi l’aura lu auparavant devant Freud lors de leur dernière rencontre, et celui-ci envoya ce télégramme a Eitingon : «Ferenczi m’a lu son texte. Inoffensif. Bête. Autrement inaccessible. Impression défavorable.» Vous savez que Lacan a pris ce texte comme un des points de départ de son «Discours de Rome». Par ailleurs, ce travail de Ferenczi s’est avèré comme visionnaire. Ferenczi n’aura donc fait aucun éclat à Wiesbaden. Mais Jones profita de sa mort pour manquer à sa promesse de publier cette contribution.
La fonction éminemment politique de Ferenczi nous est révélée au moment même ou Freud lui dit clairement qu’il est en train de le laisser tomber.
Moment de vérité qui jette sa lumière sur les deux hommes. Le plus jeune apparaît comme l’homme de l’acte, le vieux comme l’homme de la pensée. Freud dit donc a Ferenczi qu’il était moins enthousiaste qu’avant a propos de leurs échanges : «Au début, très probablement, la correction que vous avez apportée a propos de ma timidité a agir m’a trop tentée». Ferenczi représente aussi le regard sur l’avenir, l’angoisse face à l’avenir immédiat. C’est lui qui le premier avertit Freud du danger nazi et qui l’exhorte a partir de Vienne. Jones dira que Ferenczi avait cédé a la panique.
Mais Ferenczi est aussi un homme éminemment moderne. Son intervention au congrès d’Oxford (1929) sur «L’enfant mal accueilli et sa pulsion de mort» est motivée par un malaise que nous éprouvons encore : il dénonçait «l’étroitesse de la psychanalyse». Il ne suffit pas d’idéaliser ce grand psychanalyste et de dénoncer la froideur de Freud. Celui-ci l’a pris au sérieux. Il le critique encore dans «L’analyse avec fin et l’analyse sans fin», d’avoir oublié l’inconscient.
*
L’histoire du Comité, le savoir que ses auteurs ont produit, leur politique, leurs déchirements, leurs réponses individuelles à leurs transferts sur Freud, forment un vaste champ de recherche. Il n’est pas clos, de l’avis même de ceux qui y ont travaillé, parce que tous les documents n’ont pas encore été rendus accessibles. Quand j’ai commencé à préparer cet exposé, j’ai pense qu’il fallait aborder ce tourbillon par un concept. L’idéal du moi me paraissait faire l’affaire. D’une part, il surgit dans «L’introduction du narcissisme» (1914) ou Freud regle son compte à Jung. D’autre part, j’étais impressionné par la circulaire de Ferenczi de 1919 avec son injonction à l’unité à tout prix et l’abdication de la pensée face à l’œuvre de Freud.
Est-ce que Ferenczi ne signait pas, par sa circulaire, l’identification élucidée par Freud dans «Psychologie des masses et analyse du moi» ? Vous vous souvenez que Lacan déduit de cette identification le moi fort, qui incarnait l’idéal pour certains courants post-freudiens. Or l’histoire du Comité peut se lire comme le démontage en acte de cette identification. Elle a pourtant surnagé pour les générations suivantes, lorsque les concepts étaient gelés.
Aussi ma lecture m’a-t-elle montré que les membres du Comité et Freud avec eux, s’accusent constamment et mutuellement de leur manque de leadership.
Freud dénonce ce manque chez Jones, celui-ci le diagnostique chez Ferenczi et le seul leader incontesté - Abraham- tombe en disgrâce avant de mourir.
C’est un peu comme dans les démocraties actuelles : Certains observateurs de la campagne présidentielle américaine soulignent la défaillance de George W. Bush comme leader, qui donnera une chance sérieuse a Al Gore. ) Mais l’histoire du Comité a avant tout démenti l’idée de l’unité a tout prix. Le réel du Comité qui, a mon avis, n’avait rien de l’obscénité des groupes, s’est justement manifeste dans sa dispersion répétée.
Celle-ci fut, on le verra, la condition de la cohérence de l’IPA post-freudienne. Le Comité fut la répétition de la guerre qui n’a pas eu lieu. «Les luttes sont bonnes», disait Freud a Ferenczi. La «dure réalité», écrit Grosskurth, a fait que les frères n’arrivaient pas a s’entendre les uns avec les autres.» Pour elle, le Comité avait pour fonction de contenir «efficacement les émotions inflammables des frères».
En même temps, il aurait du être le gardien de la doctrine. Mais c’est justement en son sein qu’on transgressait le mieux les dogmes : le père y a vu émerger un dangereux rival - l’objet. Freud était fier de ce développement et particulièrement après la publication de l’étude abrahamienne : «Essai sur le développement de la libido (1924).» Il écrit a Abraham : «Je suis content de voir que mes paladins, vous [Abraham], Ferenczi et Rank, vous attaquez toujours a des questions fondamentales dans vos écrits, au lieu de vous contenter de faire du décoratif quelconque. C’est maintenant le cas avec votre amour d’objet. Je suis très impatient de pouvoir le lire.» Comme le fait remarquer Grosskurth, Jones est absent de la liste des paladins. A celui-ci, Freud aura en même temps recommande de faire «un complément d’analyse».
Il y eut d’autres bouleversements dans ce laboratoire analytique qu’était le Comité. Les paladins devaient se rendre compte que l’amour de transfert ne fait pas «Un». Tels les poètes, ils comprirent que l’amour divise. C’est leur division qui rendit possible a l’IPA d’assumer le multiple démocratique. Conçu comme une garde prétorienne, le Comité ne résista pas non plus au monde ouvert. Les tensions et les conflits du monde qui entouraient les frères se reflétaient dans leurs déchirements. Certains d’entre eux étaient visionnaires. Jones prévoyait des 1923, que les Américains allaient devenir les maîtres du monde. Freud les méprisait. Des 1933, Eitingon et Ferenczi exhortaient Freud à partir de Vienne.
Autre imprévu : on a beaucoup insiste sur la fonction du Comité comme successeur de Freud après la défection de Jung. Les éditeurs allemands des Rundbriefe, construisent toute leur préface sur cette idée : a l’exception de Eitingon et de Sachs, chacun se prenait pour le prince héritier, d’ ou la rivalité shakespearienne des frères. Or, il s’avère qu’ils ont tous augmenté le poids politique de Freud pourtant fatigue par sa maladie. Celui-ci était irremplaçable et Ferenczi avait raison d’écrire dans sa circulaire qu’il était inutile de paraphraser son œuvre. C’est beaucoup mieux en version originale. Le Comité était donc une comédie. C’est Totem et Tabou a l’envers, le père qui dévore les fils pour imposer son royaume. Celui-ci, l’IPA, est-il satisfaisant ? Je n’en sais trop rien, je n’en suis pas un membre. Mais ce ne peut être pire que ce que nous avons connu
C’est la ou il faut en revenir à cette question de l’Idéal du moi. Il en est peu question a l’époque du Comité. Mais il n’y est pas non plus absent.
N’oublions pas que les premières années du Comité sont obscurcies par la Grande guerre. C’est aussi le moment ou Freud, Rank, Abraham et Landauer élaborent la clinique du narcissisme qui comporte, comme mécanisme clef, l’identification narcissique. C’est la grande époque des névroses de guerre et des dépressions. Eitingon en souffre, Ferenczi s ’en plaint. Et Freud interprète a ce dernier sa dépression (lettre a Ferenczi, 27 oct. 1918) : «(c’est) une névrose commune en temps de guerre. Elle implique le conflit de deux idéaux-du-moi, l’habituel et celui qui est impose par la guerre ; ce dernier est entièrement fonde sur de nouvelles relations aux objets ( les supérieurs, les camarades) et peut être relie aux fixations d’objet, un choix d’objet qui n’est pas équitable pour le moi, en quelque sorte. Aussi ce conflit peut-il se manifester sous la forme d’une psycho-nevrose […] développant un nouveau moi du a une fixation d’objet de la libido, qui doit être renversée par l’ancien moi ; une bataille avec le moi plutôt qu’entre le moi et la libido, quoi que fondamentalement semblable. On peut établir un parallèle avec la mélancolie, ou un nouveau moi devrait aussi être créé, mais dans ce cas, nous n’avons pas affaire à un idéal mais à une fixation - du - moi abandonné.»
Il n’y a donc pas qu’un seul idéal du moi. En temps de guerre vous en avez deux. Je crois que Lacan en tient compte dans son «schéma optique» : Le sujet n’est pas regardé d’une seule place dans l’Autre.
«Psychologie des foules et analyse du moi» n’est pas seulement un texte sur le phénomène sociologique de la formation des masses. Ce texte a aussi des implications dans la technique telle qu’elle se propagera pendant longtemps à l’IPA. Vous vous souvenez de ce que Freud avait écrit à Ferenczi le 8 juin 1913, lorsque l’analyste hongrois a pris Jones en analyse : "Nourrissez la larve (chrysalide) afin qu’elle puisse devenir une reine abeille". Il se ressert de la même métaphore en 1921 dans son livre sur la psychologie des foules. Au chapitre X de ce livre il l’utilise pour illustrer l’idéal du moi : «de même qu’il est possible aux abeilles, en cas de besoin, de tirer d’une larve une reine au lieu d’une ouvrière». L’humour noir de cette comparaison n’échappera à personne !
Mais Freud perd tout humour quand il s’agit de protéger sa fille Anna contre les méchantes attaques de Melanie Klein, soutenue par Jones qui rêvait de faire de Londres «un foyer d’avant-garde pour la psychanalyse d’enfants». C’est dans la contre-attaque freudienne que resurgira la question de l’idéal du moi.
Anna Freud avait publie en 1927 son Introduction a la technique de l’analyse d’enfants. Malgré l’importance qu’Anna avait prise pour son père malade, Jones refusa de publier ce livre en anglais. Il le trouvait mauvais. Mais il ne s’en tint pas là. Il organisa un colloque sur l’analyse d’enfants pour donner a M. Klein l’occasion de riposter a la polémique qu’A. Freud avait lancée contre elle dans son ouvrage. Jones savait que Freud devait interpréter ce colloque comme un acte de guerre. Son ex-analysante Joan Rivière y défendait les thèses de M. Klein ! Dans son ambivalence, Jones essaya de calmer Freud tout en versant de l’huile sur le feu. Ainsi il écrivit a Freud que les faiblesses du livre d’Anna étaient certainement dues en partie a quelques résistances imparfaitement analysée.» La réponse de Freud fut d’abord très mesurée. Il ne voulait pas prendre parti dans ce conflit. Anna travaillait d’une façon indépendante de lui. Et puis, «la conception qu’avait Mme Klein du moi idéal de l’enfant était complètement différente de la (s)ienne.» La guerre entre les deux dames continua au congrès d’Innsbruck (1927) ou Jones soutint à nouveau la position de Mélanie Klein sur l’Oedipe. Freud réagit alors très vivement a cette récidive, car il ruminait toujours sur la remarque de Jones a propos de l’analyse incomplète de sa fille. Sa colère lui fit pourtant produire un énoncé délicieux : «Qui est jamais vraiment suffisamment analysé ?»
Je vous ai développe ces quelques avatars de l’idéal du moi parce que c’est un concept qui a fonctionne comme un blanc-seing. Nous avons vu que Freud l’a pendant longtemps utilise tout en le deconstruisant ( par exemple dans le passage sur la transformation de la chrysalide en reine d’abeilles). Mais une fois gélifié, projette sur le ciel des idées, l’idéal du moi se prête a l’abus. C’est dangereux, parce que son emploi abusif le dénature, en écrasant sa polyvalence. Il serait facile de démontrer cette polyvalence par une relecture de l’article «L’introduction du narcissisme» (1914). Dans ce texte, Freud fait de l’idéal «une condition du refoulement» particulière au sujet. («Nous pouvons dire que l’un a érigé en lui-même un idéal auquel il mesure son moi actuel, alors que l’autre manque d’une telle formation d’idéal.») Déjà en 1914 l’idéal du moi est articule à la voix de la conscience morale. Il a des sources multiples - parents, éducateurs, enseignants - «un essaim (Schwarm) de personnes». Il se forme donc dans le multiple. Si l’on oublie ses origines dans «l’essaim de personnes», en le réduisant à l’Un, on le rigidifie aussi, on l’instaure comme l’unique signifiant maître et c’est ce qui est arrive apres Freud dans la technique analytique. Lui-même a toujours interprété ses concepts quand il les utilisait.
Or, l’appauvrissement du savoir par la gélification des concepts n’était pas réservé aux seuls post-freudiens. Nous avons vu surgir le même phénomène chez des lacaniens inspires par une tendance totalitaire. Afin de soutenir un pouvoir dictatorial, ils abrasent le concept de l’Un dont Lacan, lui-même, a toujours déployé la complexité. Aussi Lacan a-t-il postulé l’existence de plusieurs Uns. Les fanatiques de «l’Ecole-Une» procèdent également par une fausse simplification quand ils parlent du réel et de la jouissance, comme je l’ai montre au début de cet expose. Ces manœuvres pseudo-scientifiques s’écartent du discours critique dont les concepts de la psychanalyse ont besoin pour rester vifs.
Ainsi il serait aisé de retracer la mise en cause productive de l’idéal du moi dans les Ecrits de Lacan. Certes, l’idéal est implanté dans le graphe du désir comme ce signifiant qui oriente le trajet du sujet, c’est donc une norme dont l’oblitération entraîne des troubles graves, par exemple certaines formes de délinquance. Mais ce n’est pas seulement l’oblitération mais aussi le mauvais emploi de ce signifiant qui a des effets désastreux.
Voila pourquoi Lacan s’est intéresse aux fondements de l’idéal du moi dont le maniement exige beaucoup de sensibilité. Dans sa «Remarque sur le rapport de Daniel Lagache», il livre une explication du pouvoir de l’idéal.
Le sujet surestime le «trait du signifiant» comme insigne du pouvoir de l’ Autre. Ne trouvant pas sa place dans l’élision signifiante, le sujet investit plutôt les «marques de réponse» de l’Autre. C’est ainsi qu’il constitue l’idéal du moi.
Puisque le maniement de l’idéal dégénère si souvent en un renforcement du surmoi - Freud n’a sépare celui-ci de l’idéal du moi que dans Le moi et le ça (1923) - Lacan s’est intéressé à la part de l’objet dans l’emploi légiférant du signifiant. Cette articulation entre l’idéal et le surmoi d’un coté et de l’objet et la loi de l’autre s’impose à partir de la remarque freudienne que l’idéal du moi représente aussi la voix de la conscience morale. La voix est un objet.
*
Voilà la raison historique qui motive l’écrit «Kant avec Sade». Lacan y avance l’idée que le formalisme pur de la loi, exacerbé dans la Critique de la raison pratique, appelle l’objet tourmentant dans le fantasme du Marquis de Sade. La pureté formelle de l’impératif catégorique Kantien se complète, trouve sa vérité, dans l’obscénité de "La philosophie dans le boudoir". De même que le formalisme vide de la loi tend vers l’objet, celui-ci aspire à la loi. D’ou l’aspect initiatique, voire pédagogique de "La philosophie dans le boudoir", les agencements et machineries des accouplements des corps dans les livres de Sade. Lacan va jusqu’a donner à cette aspiration de l’objet à la loi une articulation - paradoxale- dans une maxime que Sade n’a jamais énoncée. C’est la maxime du droit à la jouissance, droit garanti à quiconque. Or, si Lacan peut extraire cette maxime paradoxale de l’œuvre de Sade, c’est parce que cette œuvre n’est pas dépourvue d’ironie. Peu importe si Lacan a raison ou non d’affirmer que Sade n’était pas dupe de son fantasme - une chose est sure, son œuvre ne se résume pas au procès verbal d’une jouissance insoutenable. Sade a peut-être pratique le sadisme dans sa vie : son œuvre témoigne d’une réflexion sur la jouissance et sur la pulsion de destruction ( cf. le «Système du pape Pie VI», expose dans Juliette et cite par Lacan dans L’Ethique de la psychanalyse.) L’art procède d’une réflexivité de l’objet et c’est par la qu’il a des effets politiques.
Les politiques autoritaires, par contre, investissent l’objet pour créer l’angoisse et pour manipuler le refoulement. Les analyses des mouvements fascistes et populistes de l’époque actuelle montrent que les leaders de ces mouvements qui ont le vent en poupe tiennent leur racisme et leur antisémitisme sous contrôle parce qu’ils ne peuvent pas se permettre de dérapage. Ils ne veulent pas choquer les citoyens. Par contre, ils produisent, de façon permanente des énoncés sur les immigrés, sur l’étranger, sur l’Europe, sur la mondialisation qui angoissent les franges déstabilisées de la population. Une fois angoissés, les électeurs de l’extrême droite réagissent aux insinuations de leurs leaders en donnant libre cours à leur xénophobie, a leur antisémitisme, a leur racisme et a leur peur face au monde.
On a observé aussi que ces politiques autoritaires simulent le refoulement.
Ils trompent. Ils truquent le sens des mots, produisent une sorte de métalangage. Les adhérents savent très bien quand leurs leaders mentent pour garder la face. Les nazis étaient maîtres dans le codage ambigu de l’information. Ils camouflaient leurs crimes, tout en les dévoilant suffisamment pour fasciner la population. Le négationnisme joue dans le même registre. Pour les négationnistes, il s’agit de nier les faits et d’exploiter la difficulté de mettre à jour la vérité. La vérité est difficile a dire parce qu’elle ne se réduit pas aux faits. Les mouvements autoritaires d’aujourd’hui sont dangereux parce qu’ils s’attaquent directement au sujet et a ses défenses. Les politiques autoritaires ont même des effets sur les progressistes bien-pensants. Combien de fois n’a-t-on pu lire ces derniers temps qu’il vaudrait mieux s’occuper de la Tchetchenie que de l’Autriche. Ce calcul compensateur est évidemment faux. Un tort ne peut jamais se substituer à un autre. Il faut bien s’occuper des deux. Les horreurs ne se metaphorisent ni ne s’annulent entre elles. Indice supplémentaire que le fascisme seme la confusion dans des esprits qui devraient être capables de manier le symbolique.
On pourrait penser que l’antidote a ces procédés fascistes serait un discours direct, un discours qui dirait les faits de façon positive. Le rétablissement des faits est absolument nécessaire mais il ne suffit pas.
Il faut encore interpréter les faits. D’ou la nécessité des œuvres d’art radicales. Un projet politique leur est inhérent. Sade a écrit des textes obscènes mais pas pornographiques. Et son obscénité attaque un ordre politique qui l’a emprisonne. Il ne suffit pas de lire les littératures provocatrices au deuxième degré. Elles sont déjà réflexives !
Les écritures qui ont un impact politique reposent toujours sur un effort de renouveler la forme. C’est par cet effort qu’elles mobilisent - tel que Kant avec sa Critique - la réflexivité de l’objet. Seul ce travail sur la forme amène l’auteur a se «lâcher», comme on dit. Quelqu’un qui a beaucoup fréquente les livres de Thomas Bernhard m’a dit récemment que l’efficacité de cet auteur consistait en ceci : il était arrivé a projeter toute la hargne qu’il avait en lui sur les personnages de ses romans et de ses pièces. Et cette opération n’est pas facile !
Je mentionnerai encore un autre auteur, dont je parlerai peut-être la prochaine fois. Il est moins connu. Il s’appelle Raymond Federman. C’est un écrivain et un professeur de lettres à l’Université de Buffalo. Il a ecrit une poetologie de l’écriture post-moderne au titre évocateur pour nous : Surfiction. On lui doit aussi des articles sur S. Beckett, par exemple Le paradoxe du menteur, portant sur les contradictions, les paradoxes et sur l’aspect «anti-fictionnel» dans les romans du poète irlandais. Mais il a également écrit des textes et des livres qui relèvent de la littérature expérimentale, une littérature dont il s’est d’ailleurs fait le théoricien.
Un de ces textes porte en français le titre La voix dans le cabinet de débarras.» C’est un texte sur un évènement que l’auteur n’a aborde que sur le tard et avec beaucoup d’hésitations. Il lui a fallu inventer les instruments d’une écriture particulière pour cerner cet évènement. Quand il avait treize ans, en 1942, les Allemands ont arrête son père, sa mère et sa sœur dans leur appartement parisien. Sa mère l’a pousse au dernier moment dans un cabinet de débarras. Elle, son mari et leur fille furent déportés et ne sont jamais revenus. Jusqu’a la composition de son texte, R. Federman ne pouvait jamais écrire «son compte-rendu de ma survivance». Cette étrange distribution des pronoms successifs («son» et «ma») indique par quelle invention formelle dut passer Federman pour résoudre son problème : comment transmettre un tel réel ? Parfois il doit encore compliquer son dispositif grammatical : «dans mon paradoxe une faille existe entre l’actuel moi errant sans voix dans un paysage provisoire a deux langues et l’être virtuel que Federman prétend faire parler…».
Le simple récit véridique ne se prêterait pas a dire ce qui était arrive a ce garçon de treize ans qui avait passe vingt-quatre heures dans un placard après que sa famille a été arrêtée pour être déportée vers un camp de la mort. D’ailleurs la fiction ne ferait pas mieux. Ces voies traditionnelles de l’écriture trahiraient toujours l’enfant terrorise a sa sortie du placard par les regards meurtriers des voisins. Federman a donc invente l’écriture d’une division particulière. De façon un peu rapide, on peut dire que le pronom «il» désigne le narrateur tandis que «je» représente le garçon qu’il était. Mais «il» ne peut advenir la ou «je» était. Federman écrit des phrases ou «il» commence et «je» poursuit. Des phrases ? Pas vraiment. Son texte est sans interponctions. «Je» critique «il». Le texte, dont Edmond Jabes disait que c’était «un grand cri dans la nuit», deploie les impasses, les échecs à dire ce qui était arrive à ce garçon de treize ans. Son trauma ne permet aucune représentation, seulement la réflexion et le resserrage de l’impossible à dire. Le texte de Federman est un exemple de cette réflexivité que l’objet appelle quand il est réel. La réflexivité de l’objet dépliée dans l’écriture avancée s’oppose à la politique «obscène et féroce» du surmoi.